Hannah Arendt, philosophe américaine d’origine judéo-allemande, élève d’Heidegger, d’Husserl puis de Jaspers a comparé la violence du XXème siècle aux chutes du Niagara. En effet, après la Shoah, cette philosophe théorise « la banalité du mal » après avoir assisté à Jérusalemau procès d’Eichmann, ancien chef de la Gestapo. La pensée a donc un rôle fondamental dans ce concept puisque c’est dans ce cadre que le totalitarisme apparaît, régime politique supprimant les libertés publiques et privées. Une question s’impose alors : quel est le rapport de la pensée au concept de « banalité du mal » ? Nous suivrons alors la démarche empirique d’Hannah Arendt, pour ensuite définir le totalitarisme.
Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, l’ex-directeur du bureau des Affaires juives de l’Office, du centre de sécurité du Reich et organisateur des déportations vers Auschwitz, Adolf Eichmann, s’enfuit d’Autriche pour se rendre en Argentine sous une fausse identité. En mai 1960 il est arrêté par le Mossad (service de renseignement israélien) qui l’emmène à Jérusalem afin qu’il soit jugé. A sa charge, quinze chefs d’accusation tels que ceux de crimes contre le peuple juif et crimes contre l’humanité. Après la conférence de Wannsee, Eichmann était à la tête de la coordination des déportations juives d’Allemagne et d’Europe vers les camps d’extermination, la « solution finale ». Il était également en partie responsable des arrestations des tziganes et fut accusé de participation aux Sections d’Assaut (SA), aux Services de Sécurité (SS) et à la Gestapo, qualifiés d’organisations criminelles lors du procès de Nuremberg en 1946. Déclaré coupable de tous les chefs d’accusation, Eichmann fut condamné à mort et pendu le 1er juin 1962. Pendant son procès, son comportement était des plus déconcertants. En effet, dans son réquisitoire il ne daignait répondre par d’autres répliques que des phrases préconçues, des clichés de langage. Son attitude était conventionnelle et standardisée comme s’il cherchait à se protéger d’une réalité auquel son comportement n’était pas adapté. Il semblait que ce qu’il considérait sous le IIIème Reich comme son devoir était aujourd’hui considéré comme criminel, et ce changement de distinction était accepté par Eichmann comme s’il s’agissait juste d’une dénomination juridique sans importance bien que sans alternative. Par son apparente absence de pensée, il semblait accepter fatalement son jugement sans appel, et ne cherchait pas à se défendre. Comme si le fait d’être « déterminé à s’avérer monstrueux » suffisait à justifier ses actes. La notion de regret semblait être absente du cerveau d’Eichmann, instrumentalisé par le nazisme. Son incapacité à faire preuve d’empathie prouvait une profonde incapacité à penser et l’insouciance totale d’autrui et du mal. La « banalité » du mal est donc le titre d’un problème, celui du jugement, ou du fonctionnement de la conscience et des fondements de la moralité.
En utilisant la formule « banalité du mal » dans son ouvrage consacré au procès Eichman de 1961, Hannah Arendt suscita de vives polémiques et de profonds malentendus qui persistent aujourd’hui. Peut-on considérer le mal commis par un criminel nazi comme « banal » sans dissimuler en rien sa responsabilité ? Le mal concerne une action prise dans un espace public : c’est « une action qui en rencontre d’autres, et se confrontent entre elles. » Selon Arendt, le mal absolu serait causé par l’absence de pensée, celle-ci se révélant pire que le vice. Il faut entendre par là l’incapacité à entrer mentalement en relation avec d’autres hommes non une inaptitude à raisonner. Mais il ne faut pas confondre la « banalité du mal » et la « banalisation du mal ». Aussi, nous devons garder à l’esprit que le concept de la banalité du mal n’innocente personne de ses actes comme de ses paroles. La « banalité du mal » est un concept philosophique, car il pose la possibilité de l’inhumain en chacun d’entre nous. Tout le monde peut être un « criminel » sans sentir ou savoir qu’il fait le mal. Dans le régime totalitaire hitlérien, le but était de déshumaniser l’homme, donc de supprimer ce qui fait de lui un être humain, en détruisant d’abord ce qui le rattachait à une communauté : ce qu’Arendt appelle : « la désolation ». L’individu ne sait plus faire la différence entre le « bien » et le « mal ». Tout semble alors « banal ». Les habitants de l’Allemagne sous le IIIème Reich accomplissent des tâches, sans jamais avoir conscience de violer un quelconque interdit et donc n’expriment aucun remords. « Se seraient-ils sentis coupables s’ils avaient gagné ? ». C’est ce que s’est demandé Arendt. Il est difficile d’y répondre car ces individus sont convaincus d’avoir obéi aux « ordres supérieurs », donc à la loi, la loi qui est une règle obligatoire établie par une autorité souveraine et régissant les rapports des hommes au sein d’une société. Dans son rapport sur Eichmann, Hannah Arendt le décrit comme un homme tout à fait « normal ». Arendt oppose « banalité » à celle de « mal radical ». Selon elle, la notion de « banalité du mal » exprime l’idée que le sujet n’est pas la source même du mal, mais un de ses lieux de manifestation, ce qui oblige à penser différemment sa culpabilité.Lors du procès Eichmann invoquera sa référence à « l’impératif catégorique » kantien. Chez Kant, c’est l’impératif du devoir, proprement moral. Cependant Eichmann a adapté l’impératif de Kant : « agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle » en le transformant par : « agissez de telle manière que le Führer, s’il avait connaissance de vos actes, les approuverait ». Cela montre à quel point un impératif moral mal compris peut entraîner un glissement effroyable. L’impératif catégorique devient un principe de soumission absolue à la loi, qui lui interdit toute lucidité et l’interdiction de penser par lui-même. Hannah Arendt nous amène à se poser la question de notre rapport à la loi, et de ses conséquences. Pour elle Eichmann ne peut pas être considéré comme coupable du point de vue moral puisqu’il est apparemment dépourvu de toute conscience, ni du point de vue juridique car il obéit aux lois du Reich. Mais il est coupable du point de vue « politique » parce qu’il a participé à un gouvernement refusant de partager la terre avec d’autres hommes.
Qu’est-ce que la pensée ? Ceci est une question très récurrente en philosophie. De nombreuses personnes ont tenté d’y répondre de Platon à Hannah Arendt. Étymologiquement, « penser » vient du bas latin « pensare » (en latin classique : peser, juger), fréquentatif du verbe « pendere » : peser. Nous pouvons donc en déduire que l’expression « peser le pour et le contre » en découle. Au sens large, la pensée est l’activité psychique consciente ou non et les processus par lesquels l’être humain élabore, au contact de la réalité, des concepts qu’il associe pour apprendre, créer et agir.D’après Hannah Arendt, penser correspond à l’acte de s’arracher à la confusion commune et de singulariser notre rapport aux choses. Ceci permet de mettre en évidence la teneur d’un concept, ce qui donne un sens à un événement. La pensée est aussi une représentation psychique, un ensemble d’idées propres à un individu ou à un groupe, une façon de juger, une opinion (façon de penser), etc. Souvent associée au célèbre « cogito ergo sum » de Descartes, la notion de pensée, si ordinaires.
Le totalitarisme est un régime « policier » qui supprime les libertés individuelles, il est synonyme de despotisme, bien qu’il n’en soit qu’une forme inédite avant le XX° siècle. Doctrine politique issue du fascisme, Mussolini fût le premier à employer le terme d’« Etat totalitaire » en Italie. Tout d’abord un Etat totalitaire s’oppose à un Etat de droit qui se définit par l’unification d’une multitude d’hommes sous des lois juridiques prônant la liberté des individus ou des citoyens si l’on parle de démocratie. Un Etat totalitaire prétend « administrer » la vie publique ainsi que la vie privée des individus le constituant. Il est basé sur l’impérialisme et le contrôle des masses. La doctrine fasciste parle d’un Etat total, au parti unique, où l’individu n’existe pas : on parle d’identité collective. Arendt se demande comment peut fonctionner, autant sur le plan théorique que pratique un despotisme total.Sans parler du parti unique, le monopole idéologique exercé par l’Etat lui semble inconcevable, surtout que ce monopole s’entend hors échelle avec un encadrement de la jeunesse, il influence même les relations familiales et professionnelles. Nous avons affaire à une véritable militarisation de la vie quotidienne. L’Etat fasciste instaure une domination totale sur les individus soumis par la terreur. En 1951 Les origines du Totalitarisme se fait connaître du public et pousse Hannah Arendt sur l’avant de la scène. Cet ouvrage illustre ses thèses sur le totalitarisme : elle y dénonce une domination intérieure totale visant à contrôler jusqu’à la pensée et la volonté des individus. Le totalitarisme supprime la dimension sociale de la politique (si ce n’est pas simplement la dimension politique) d’un Etat, atomisant purement toute forme de communauté afin de faire de la population une masse informe, indifférente et parfaitement ordonnée par la peur. La peur du goulag (en URSS) ou de n’importe quel autre camp de travail, voire d’extermination. Cet exemple confirme le « Tout est permis, tout est possible » définit par Hannah Arendt comme la clef du dessein totalitaire. Les droits de l’homme y sont ignorés, il n’y a pas d’hétérogénéité, pas de variété au niveau des modes de vies, des comportements, des croyances et des opinions. Quiconque s’oppose devient un danger pour l’Etat et doit donc être éliminé, malheureusement la société pense parfois trouver dans la logique totalitaire le moyen de surmonter les souffrances imposé au pays en question (crise économique, sociale ou politique). Mais ce n’est pas à l’Etat de prescrire quelles fins les individus doivent atteindre, mais c’est aux citoyens de décider en matière religieuse, économique, sociale, politique ainsi que religieuse de leur existence. Les dictatures reposent sur la force ; on s’y oppose ainsi par la force. Hannah Arendt nous amène donc à réfléchir sur ce qui constitue les bases de notre politique : « L’émergence du totalitarisme doit nous conduire à repenser la démocratie puisque ces dernières ont été incapables d’empêcher la montée des totalitarismes. »
En continuant à s’interroger sur sa personne, les actes qu’il accomplit et en se comparant aux normes qui l’entourent, l’homme peut garder sa faculté de penser. Ainsi, étant capable d’apporter un jugement, il observe avec distance la banalité du mal par d’autres sujets et ce décalage entre lui, qui est un homme pensant, et les autres qui ne sont qu’exécutants, lui permet d’éviter de banaliser à son tour le mal. Cependant l’homme pensant est un danger pour le régime totalitaire qui tentera, par les moyens les plus atroces, d’arrêter le chemin de sa pensée, qui constitue le dernier élément de sa condition humaine. Dans un régime totalitaire, continuer à être un homme pensant est rendu difficile par l’idéologie, la propagande et la répression. Ce sont les trois causes principales de la régression des esprits et de l’augmentation de la masse. Chaque être humain a sa part d’ombre, sa part d’agressivité gratuite, sa part destructrice. Il est donc capital de mettre en place des systèmes de société où cette part destructrice est bridée, et d’éviter les circonstances où son expression devient possible, voire légitime. Sous un régime totalitaire, les échappatoires intellectuels sont considérablement réduits, nous pouvons en répertorier certains tels que l’art, qui permet de trouver une réalité fictive malgré l’oppression continue des gardes nazis, qui permet de construire quelque chose de personnel et permet de garder son identité (rappelons ici que le fonctionnement de la déshumanisation se base sur la suppression de toute vérité indéniable comme les noms et prénoms des êtres donnés à leur naissance). Levinas développe le sujet du respect d’autrui dans le concept de la banalité du mal. Pour éviter la « banalité du mal » nous pouvons nous référer à son éthique sur autrui et le visage. Pour éviter cette « banalité », il faut placer l’autre au-dessus de tout. Tant que l’homme vit sans connaître l’homme, il ne peut pas faire la différence entre ce qui lui appartient, et ce qui n’est pas à lui. Autrui et le visage sont les deux thèmes fondamentaux de ce philosophe. Levinas dit que ’la thématisation du visage défait le visage et défait l’approche’ c’est-à-dire, scruter le visage d’autrui c’est le dévisager, lui enlever son visage, C’est ce qu’il faut absolument éviter car c’est un manque de respect. Levinas a interprété de trois façons différentes le face à face, une seule étant compatible avec l’altérité. Si la relation est parfaitement symétrique il n’y a pas d’altérité authentique puisque l’autre est réduit à nous-même : c’est donc une personne semblable à ce que nous connaissons. Si la relation est parfaitement asymétrique au bénéfice du moi il n’y a pas d’altérité authentique puisque l’autre est réduit au statut d’objet ou d’instrument, comme c’était le cas pour les Juifs qui étaient devenus aux yeux des nazis des objets inutiles. L’altérité ne peut être qu’asymétrique au bénéfice absolu de l’Autre. Pour Levinas, la responsabilité ainsi que la relation intersubjective est une relation asymétrique, c’est à dire que l’on ne doit rien attendre en retour. Il faut être responsable envers autrui mais aussi respectueux. C’est ainsi que l’on peut éviter tout acte qui risquerait de blesser ou de commettre de l’ irréparable. Pour éviter cette « banalité du mal » il faut aimer son visage, mais aussi le visage de l’autre en retour. Pour Levinas, la responsabilité signifie qu’à partir du moment où nous entrons en relation avec autrui nous sommes responsable de lui. De plus Levinas décrit le visage comme l’exigence éthique, car c’est le visage qui met en garde contre le risque d’oublier l’altérité d’autrui. Pour lui, reconnaître le visage d’autrui c’est engager sa responsabilité, donc interdire la violence envers l’autre « tu ne tueras point ».
Publiées d’abord en série par l’hebdomadaire américain, le New Yorker, les chroniques d’Arendt seront éditées en 1963 sous le titre Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal. Suite à cela les controverses sont violentes de tous bords et plus particulièrement de la part de la communauté juive qui l’accuse d’inventer les « sympathies » supposées d’Adolf Eichmann pour le sionisme et, d’autre part, de critiquer le comportement des populations juives déportées à l’endroit de leurs bourreaux. Dans une interview, elle se défend en expliquant que « Nulle part dans ce livre je n’ai reproché au peuple juif de n’avoir pas résisté ». D’autres lui reprochent de minimiser les atrocités commises. Quant à la seconde critique faite à Hannah Arendt lors de la parution de Eichmann à Jérusalem, qui portait sur le « sionisme » d’Adolf Eichmann — qu’elle était censée avoir voulu mettre en avant —, elle est infondée comme la précédente. Hannah Arendt ne fait jamais un sioniste du « spécialiste de la question juive ». Elle s’efforce fréquemment, au contraire, de tourner en ridicule la sympathie déclarée d’Adolf Eichmann pour le sionisme, alors que celui-ci, intellectuellement médiocre, en ignorait les fondements, les principes et la portée. Or Hannah Arendt ne niera jamais que ces crimes soient énormes, faisant ainsi de cette « banalité du mal » un concept inédit appartenant à l’ère du totalitarisme. Dans son rapport sur le procès qui tient plus véritablement de l’essai, Hannah Arendt tend à mesurer l’extrême difficulté à juger des crimes aussi insupportables car les criminels étaient, comme elle l’explique, si ordinaires.
Ainsi, l’absence de pensée joue un rôle fondamental dans le concept de la « banalité du mal ». En effet, il est important de pouvoir être « majeur », en référence à la philosophie kantienne exprimée dans Qu’est-ce que les Lumières ?. C’est-à-dire qu’il est nécessaire de penser par soi-même sans tuteur pour éviter la montée de tout système totalitaire. Néanmoins cette philosophie a suscité de nombreuses controverses et notamment auprès de G Scholem.