Tous les écrits que les détenus de camps de concentration ont produits, relèvent de l’exploit. Car écrire dans les invivables conditions des camps était pour la majorité des détenus un exploit tant physique et matériel que moral et intellectuel. Mais écrire était pour ces prisonniers le seul et unique moyen de s’évader, et de s’exiler de l’enfer qu’ils étaient en train de vivre. Les souffrances étaient telles, que l’écriture se trouvait être le seul exutoire possible. Ces écrits surtout sous forme de poèmes ont été découverts pour la plupart après la libération, enfouis ou cachés dans les anciens camps. Ces poèmes réalistes, chargés d’émotions décrivent avec précision les atroces conditions de vie mais aussi l’espoir de revoir leurs proches et de sortir de cet enfer.
Les camps étaient une grande entreprise pour casser le sentiment d’appartenance à la race humaine en bafouant tous les droits et toutes les dignités associées à la condition humaine. Dans ces conditions, écrire, et particulièrement écrire de la poésie qui se rapproche d’une activité artistique, est un moyen de prouver son appartenance à l’espèce humaine puisque le poète est capable de créer, de travailler le langage, bref de faire des activités valorisantes et dignes. (Cette preuve de l’appartenance à l’espèce humaine est donnée avant tout à soi-même : on n’écrit pas forcément pour les autres et encore moins pour être lu.). Il y a deux types de poèmes, ceux qui témoignent de l’enfer concentrationnaire, pour essayer de traduire une expérience épouvantable en mots, afin de témoigner et de la maîtriser ou de tenter de la mettre à distance ou de comprendre. Et ceux qui n’ont aucun lien avec l’univers concentrationnaire et qui permettent à leurs auteurs de s’évader intellectuellement pendant quelque temps et de retrouver leur dignité d’hommes (capables de création, de réflexion par opposition à l’animal).
Tel du bétail,
Pour nous, le soleil ne brille pas.
Pour nous aucune étoile ne s’allume.
Pour nous, il n’y a que des roches abruptes,
Des murs froids et morts.
Les machines à forer la montagne grondent sans répit.
C’est infernal.
L’air est lourd.
Et, dans les ténèbres des galeries,
La poussière empoisonnée
Colle comme un meurtrier à nos talons,
Comme un couteau tranchant
Elle entaille nos poumons,
Enlève les couleurs de nos joues,
Brouille nos yeux
Et couvre nos vêtements et nos cheveux
D’un gris uniforme.
Nous n’avons pas le temps de nous plaindre
Encore moins d’enlever de nos yeux
Cette poussière collante.
Nous ne sommes que des ombres,
Des silhouettes aux joues creuses
Qui vont au-devant de la mort dans les catacombes.
Le désespoir, l’angoisse
Rongent sans cesse nos cœurs comme des loups affamés.
Des prières expirent
Et se brisent sur les rochers insensibles.
Stanislas Radinecky
Ce poème nous montre les conditions particulièrement dures des camps de concentration : ils sont affamés, ils dorment mal et dans des trous, ils sont complètement démunis, et ne peuvent rien faire, le travail forcé est harassant. Pour eux, il n’y a plus aucun espoir, leur moral est au plus bas.
Dans ce poème l’utilisation d’un vocabulaire très négatif montre que les camps de concentration sont un enfer. Les hommes sont en train de perdre leurs couleurs ; ils ressemblent de plus en plus à des morts. La mort est omniprésente dans ce poème : « Nous ne sommes que des ombres » (v.21), les hommes sont des fantômes ce qui montre que la mort est partout et que les hommes sont eux-mêmes en train de mourir. Leurs prières n’étant plus exaucées ils arrêtent de croire en la vie. Ils se meurent : ils « vont au-devant de la mort » (v.23). Les images que l’auteur évoque essaient de traduire le camp : « des murs », « des machines », « des roches », « les catacombes », « les ténèbres » et « la poussière » ; un choix qui montre l’absence d’humanité, la dureté et la mort. Radinecky se compare à du « bétail » (v. 1) cerné par des « loups affamés », ils ne sont plus que des animaux !
C’est la chanson d’Automne,
Un peu triste pourtant.
Le temps fuit et nous donne,
Le regret du printemps !
Car sans répit il coule,
Brassant les heures passées,
Comme le pas qui foule,
Les feuilles entassées.
Avons-nous su saisir,
Des corolles fragiles :
Le parfum, le plaisir,
Comme l’abeille agile ?
Peut-être reste-t-il
Une goutte de miel,
De ce doux mois d’avril
Où nous combler le ciel ?
Déjà la brise et fraîche,
Et s’en va l’hirondelle !
L’herbe du square et sèche,
Dégarnie la tonnelle.
Et mon cœur douloureux,
De voir s’enfuir mon rêve,
Songe à ces jours heureux,
Aux extases si brèves !
Damien Sylvere, déporté à Buchenwald.
Ce poème fut écrit durant la période 1943-1945 de sa déportation.
Ce poème montre que les déportés avaient un besoin irrépressible de s’enfuir de cet enfer, que ce soit physiquement ou par le rêve, l’écriture. Dans ce poème l’auteur évoque sa liberté passée par l’allégorie du printemps, et sa captivité par celle de l’automne. Sylvere se souvient des jours heureux qu’il a vécus en tant qu’homme libre, et les regrette, « Le regret du printemps » (v.4).
Il écrit pendant sa période de détention et se demande s’il a pu saisir les plaisirs simples de la vie tels les parfums de l’air ou les autres plaisirs : « Avons-nous su saisir » (v.9).
Le détenu ne fait pas référence à sa situation présente, mais compose un poème sur le thème fréquemment traité en poésie de la fuite du temps vue à travers le cycle des saisons de la nature. Il s’interroge sur les bonheurs de l’homme et les plaisirs minuscules de la vie. Évidemment, le lieu et les conditions d’écriture rendent pour nous le poème plus émouvant et plus pathétique, et pour lui, l’interrogation plus cruelle.
Ainsi la poésie écrite dans les camps permet avant tout une évasion de l’enfer dans lequel les prisonniers se trouvaient, mais ces poèmes permettent aussi de faire un témoignage de la vie dans les camps
Ligny Claire
Prévost Elisa